Ali Aarrass, martyrisé, porte-drapeau pour l’égalité des binationaux
Pendant les dernières dix années de son calvaire carcéral, de la prison Botafuegos à Algeciras en Espagne jusqu’à la prison de Salé II et de Tiflit II au Maroc, Ali Aarrass est resté un homme digne, un homme debout. Si l’objectif était de le mettre à genoux, de l’effacer, de le faire plier sous la torture, par la violence et l’isolement total, ce fut raté.
Par sa persévérance, ses grèves de la faim, ses témoignages contre la torture, ses actions devant les justices belge, espagnole et marocaine, il a été et est toujours le moteur d’un large mouvement pour l’égalité et la justice.
De 2014 jusqu’à ce jour, Ali Aarrass a attaqué devant les tribunaux le non-respect des conventions internationales sur les droits de l’homme dans son affaire et la discrimination et le racisme d’État contre les citoyens binationaux belgo-marocains. Du fond de sa cellule, il a non seulement défié la Belgique, le Maroc et l’Espagne, mais aussi la peur, la soumission et le fatalisme qui règnent parmi nous, qui nous trouvons en liberté. En écrivant ces lignes, je me dis que, s’il y a une personne en Belgique qui mérite le prix de la défense des droits de l’homme, c’est bien Ali Aarrass.
Le Maroc, l’Espagne et la Belgique ont, à la fois conjointement et à leur manière, bafoué les droits fondamentaux d’Ali Aarrass, faisant de son affaire un des scandales judiciaires et politiques majeurs de cette dernière décennie.
Dans le chef de la Belgique et du Maroc, c’est l’histoire d’une parfaite entente sur le traitement discriminatoire de leurs citoyens binationaux respectifs.
Pendant toutes les années de la détention d’Ali Aarrass, la Belgique n’a à aucun moment envisagé sa protection consulaire ou humanitaire. De son côté, le Maroc n’a à aucun moment envisagé d’autoriser une protection consulaire belge, allant même jusqu’à lui refuser une assistance humanitaire belge. Ajoutons à cela que des avocats belges ne peuvent ni plaider au Maroc, ni rendre visite à leur client de nationalité belgo-marocaine.
Mais commençons par le début, commençons par les positions belges par rapport à l’Espagne, le pays qui a arrêté Ali Aarrass à Mellila le 1er avril 2008, à la demande du Maroc qui sollicitait son extradition.
La première confrontation : le refus belge d’une assistance à Ali Aarrass en Espagne
Dès son incarcération en Espagne en vue de son extradition, Ali Aarrass n’a pas cessé de clamer son innocence. Il entame trois grèves de la faim pour protester contre son incarcération et contre la demande d’extradition.
Dès le début de son incarcération, Ali sollicite une visite consulaire de son pays, la Belgique. Puis, la campagne contre l’extradition d’Ali, lancée en Belgique par le Comité Free Ali, en Espagne par Amnesty international et à Mellila par la Plataforma por Ali Aarrass, demande à la Belgique d’intervenir pour protéger son ressortissant.
Or, pendant les deux ans et demi de sa détention en Espagne, le consul belge en Espagne refuse de lui rendre visite. À l’interpellation de la députée Zoé Genot, le 29 novembre 2010, qui demande une intervention à Monsieur Vanackere (vice-premier ministre et ministre fédéral des Affaires étrangères et des Réformes institutionnelles de 2009 à 2011) auprès de l’Espagne pour vérifier la situation d’Ali Aarrass dans les prisons espagnoles et pour empêcher son extradition vers le Maroc, celui-ci répond : « Pour ce qui concerne votre question relative à une visite du consul, l’assistance aux Belges détenus à l’étranger ne prévoit pas l’organisation de visites consulaires dans les pays de l’Union européenne. » Un argument qui ne tient pas debout. Quand j’enseignais dans la prison de Saint-Gilles, je me suis adressé à l’ambassade des Pays-Bas à Bruxelles pour leur demander une visite chez des détenus néerlandais, arrêtés et condamnés en Belgique pour trafic de stupéfiants. Il ne me fallait pas argumenter, une visite dans la prison a bien eu lieu, sans que cela soit considéré comme une ingérence ou comme un manque de confiance dans le système judiciaire belge.
Mais pourquoi n’avez-vous pas évoqué le dossier Aarrass avec votre collègue espagnol ? lui demande Zoé Genot. Et le ministre de répondre : « Je n’ai pas évoqué le dossier d’extradition avec mon collègue espagnol car il n’est pas d’usage que la Belgique intervienne dans une procédure d’extradition entre pays tiers même lorsque cette dernière concerne un ressortissant national. De plus, j’ai entière confiance dans les garanties que le système judiciaire espagnol offre au niveau des procédures d’extradition et du respect des droits de l’homme. Il prévoit, en effet, des possibilités d’appel et ce, jusqu’au niveau de la Cour européenne des droits de l’homme en cas de non-respect de la Convention européenne des droits de l’homme. Vu ce qui précède, je n’entreprendrai pas de démarche qui pourrait être interprétée par mon collègue espagnol comme une ingérence dans des affaires internes et surtout comme un manque de confiance dans le système judiciaire espagnol. » Analysons cet argument de plus près. Disons d’abord que « l’entière confiance » du ministre dans le système judiciaire espagnol s’est avérée tout à fait relative. Quand, dix ans plus tard, il s’agit de la Catalogne, il n’est plus du tout question de confiance belge ou même européenne.[1] Et là, la Belgique ne se gêne pas pour intervenir et pour s’ingérer dans les affaires internes de l’Espagne, comme en témoignent les titres des journaux.[2] Une illustration de plus que nos autorités nous servent de grandes déclarations sur le respect et la confiance uniquement quand cela les arrange.
Ensuite, après une enquête minutieuse du juge antiterroriste Garzon, l’Espagne a innocenté Ali de toute implication dans une entreprise terroriste. C’est pour cette raison, que l’Espagne, tout en gardant Ali en prison, hésite pendant deux ans et demi à l’extrader.
Un non-lieu et une extradition qui n’a pas lieu pendant deux ans et demi… cela n’a pas pu échapper aux autorités belges, vu leur « entière confiance dans le système judiciaire espagnol ». L’Espagne va aussi remettre en liberté un Hispano-marocain, accusé des mêmes faits, sous la même demande d’extradition, et innocenté comme Ali. La seule raison pour garder Ali en prison, c’est qu’il est belge et pas espagnol.
Tout cela n’a en rien changé le refus de la Belgique de faire entendre sa voix et d’assurer un minimum de protection à son citoyen innocenté. Vanackere parlait de « la possibilité de s’adresser à la Cour européenne des droits de l’homme en cas de non-respect de la Convention européenne des droits de l’homme ». Ali et ses avocats ont saisi le Comité des Droits de l’Homme des Nations-Unies. Le 26 novembre 2010, ce Comité a demandé officiellement à l’Espagne de ne pas extrader Ali Aarrass vers le Maroc, en raison du risque sérieux et avéré qu’il y subisse de mauvais traitements. Là non plus, la Belgique n’a pas voulu saisir l’opportunité de se joindre à la demande du Comité.
Avec comme résultat que, le 14 décembre 2010, au moment où le conflit diplomatique et médiatique entre l’Espagne et le Maroc sur le Sahara occidental était à son comble, l’Espagne décide de ne pas respecter la demande du Comité des Droits de l’Homme. Elle procède à l’extradition forcée d’Ali, par avion de Madrid à Casablanca, sans même avertir les avocats d’Ali Aarrass ou sa famille.
Il y a un épilogue pervers et morbide à ce chapitre sur l’attitude de la Belgique en Espagne. Suite aux interpellations parlementaires en Belgique, à une intervention parlementaire de la part de députés britanniques contre son extradition, adressée à l’Espagne, aux démonstrations à répétition devant l’ambassade espagnole à Bruxelles, à la pétition, la conférence de presse, la soirée d’information et j’en passe, il y a eu une visite consulaire belge à Ali Aarrass. Oui, peu de gens le savent, mais il y a bel et bien eu une visite consulaire. Seulement, au moment de la visite du consul, la cellule d’Ali Aarrass à la prison de Madrid était vide. Parce que la visite a eu lieu le jour après son extradition vers le Maroc ! En lisant la position du ministre des Affaires étrangères Vanackere, on ne peut qu’en conclure que la visite consulaire belge a été délibérément organisée après son extradition. Une mise en scène élaborée uniquement pour sauver la face devant l’opinion publique et le mouvement de solidarité avec Ali.
Le ministre de la Justice Stefaan De Clerck a fait preuve du même cynisme. Comme la question des extraditions relève de ses compétences, le Comité Free Ali s’était adressé à lui par mail. C’était le 1er décembre 2010, quinze jours avant l’extradition d’Ali Aarrass. La réponse du ministre arrive le 20 janvier 2011, soit presque deux mois plus tard, pour nous dire ce qu’on savait déjà depuis six semaines et se dégager de tout appel à l’aide. Parce qu’une fois au Maroc, le Belgo-marocain Ali Aarrass n’était plus son problème. Voici sa réponse : « Par la présente, j’accuse bonne réception de votre courrier du 1er décembre 2010 lequel a retenu toute mon attention. D’après les informations qui m’ont été transmises, j’ai le regret de vous communiquer que l’extradition de Monsieur Ali Aarrass de l’Espagne vers le Maroc a déjà eu lieu ».
Le « principe » de la non-assistance consulaire belge aux binationaux belges au Maroc
L’extradition au Maroc en décembre 2010 fut suivie d’un long silence d’un mois. Ali avait disparu. Personne n’était informé de son lieu de détention. Il n’avait pas accès aux services d’un avocat. Farida Aarrass s’adresse alors au ministre des Affaires étrangères, lui demandant de s’informer auprès des autorités marocaines sur la situation de son frère afin de savoir où il se trouve. En réponse à son email, le ministre répond : « Je vous confirme que la position en matière d’aide consulaire aux bipatrides est de ne pas intervenir auprès des autorités locales du pays de leur autre nationalité. Comme Ali Aarrass est considéré comme de nationalité marocaine par les autorités marocaines, nos services ne les contacteront donc pas pour votre frère ».
Cette position sera répétée pendant des années. Ali, de son côté réapparaît le 18 janvier 2011, lorsqu’il est présenté au juge d’instruction, assisté de son avocat. Sorti de dix jours de torture, Ali décide de porter plainte du chef de torture, non seulement au Parquet mais également auprès du ministre de la Justice et du Conseil National des Droits de l’Homme.
Cela ne change en rien la position de la Belgique. Ainsi, le 7 mars 2012, en réponse à une nouvelle question de la parlementaire fédérale Zoé Genot à la commission des Relations extérieures, le nouveau et actuel ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders, répond : « Nous n’intervenons jamais pour un binational sur le territoire d’un pays dont il possède la nationalité. La Belgique applique ce principe qui a été confirmé entre autres par la Convention de La Haye du 12 avril 1930 concernant certaines questions relatives au conflit de loi sur la nationalité, stipulant qu’un État ne peut exercer sa protection diplomatique au profit d’un de ses nationaux à l’égard d’un État dont celui-ci est également le ressortissant national. Et la Belgique a signé cette convention. Ce principe est appliqué sans discrimination pour tous les détenus de double nationalité. Le même principe est bien entendu appliqué sur le territoire belge ». Un an plus tard, le 20 février 2013, même réponse – mot pour mot – de Reynders à la demande de recevoir la famille Aarrass : « Je ne peux que vous confirmer que le Service Public Affaires étrangères n’intervient pas pour un binational sur le territoire d’un pays dont il possède la nationalité. Ce principe est appliqué sans discrimination pour tous les détenus de double nationalité. Je n’estime donc pas opportun d’organiser une rencontre concernant ce dossier ». Et dans une lettre à l’ambassade de la Belgique à Rabat du 5 août 2013, Didier Reynders écrit : «… Je confirme le principe que les ambassades belges s’abstiennent d’accorder la protection consulaire à des personnes ayant la double nationalité ».
Comme vous le pouvez constater, la Belgique a érigé en principe la non-assistance consulaire aux binationaux. Elle a ainsi érigé en principe la discrimination d’une partie de sa population.
Après la victoire historique d’Ali Aarrass sur la protection consulaire, la Belgique et le Maroc contre-attaquent
La Belgique sera obligée de reculer sur son principe de discrimination et de racisme d’État après une victoire historique d’Ali Aarrass devant les tribunaux belges. En 2014 en effet, Ali et ses avocats obtiennent du tribunal en première instance à Bruxelles d’abord et en appel ensuite, l’obligation pour la Belgique de lui fournir l’assistance sollicitée. C’est une victoire historique. Une victoire qui n’a pas été célébrée à sa juste valeur par le mouvement antiraciste. Par contre, la Belgique et le Maroc ont bien compris l’importance de ce jugement. La Belgique n’abandonne pas un combat dont l’enjeu est trop important. Elle continue à s’opposer à ce jugement et se pourvoit en cassation. Entretemps, dans sa demande d’autorisation d’une assistance consulaire au Maroc du 4 mars 2014, ordonnée par le tribunal, elle stipulera clairement qu’elle n’est pas d’accord de faire cette demande, mais qu’elle y est obligée et qu’elle attend la suite de la procédure judiciaire. Ainsi l’ambassade belge à Rabat écrit le 4 mars 2014 au ministère des affaires étrangères au Maroc que « la demande (d’assistance consulaire au Maroc) et la communication qui en résulterait… laissent entièrement inaffectée sa position juridique sur le plan international concernant l’exercice de l’assistance consulaire en faveur de binationaux. » Le 11 mars 2014, l’affaire Ali Aarrass et le pourvoi en appel sont discutés lors d’une rencontre entre la Belgique et le Maroc. Il ressort de cette réunion « … Que les autorités marocaines ne souhaitent pas voir se créer un précédent, la question de la possible condamnation de l’État belge en appel (procédure belge) et de ses suites jurisprudentielles se posant alors… ».
À partir de 2016, les initiatives pour briser Ali Aarrass vont se suivre.
Le 28 juin 2016, deux ans (!) après la réception de la demande belge du 4 mars 2014, le Maroc envoie sa réponse, refusant une visite consulaire belge à Ali Aarrass, « détenu dans le cadre d’une affaire de terrorisme et de radicalisme ». Reynders y réagit le 16 août 2016 en disant que cette réponse « … a le mérite de nous fournir une réponse claire… », et à une autre occasion que la réponse était tout à fait normale et conforme aux accords et pratiques internationaux.
Le 10 octobre 2016, les autorités pénitentiaires marocaines décident de transférer Ali de la prison de Salé II à la prison de Tiflet II où il sera enfermé en isolement total. Un isolement prolongé qui, pour Amnesty international « s’apparente à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants au titre des Règles Nelson Mandela ». Le Comité contre la Torture (CAT) de l’ONU, saisi par les avocats d’Ali, ordonne que « le régime pénitentiaire de Ali soit allégé et ses droits garantis ». Le Maroc ne réagit pas et continue sa détention solitaire jusqu’à ce jour.
En avril 2017, la Cour de cassation au Maroc rejette le pourvoi en cassation d’Ali Aarrass introduit en 2012.
Le 21 juin 2017, le Ministère des Affaires étrangères et de la Coopération du Maroc refuse la demande belge d’une « visite à caractère strictement humanitaire ».
Le 29 septembre 2017, la Cour de Cassation en Belgique casse les arrêts en faveur d’Ali Aarrass de 2014 et donne raison à la Belgique.
Sur ce, Ali Aarrass et ses avocats saisissent la Cour européenne des droits de l’homme pour violation des articles 1er et 3 de la Convention.
Et ce n’est pas fini.
En 2018, pour couper court au combat d’Ali pour obtenir la protection de la Belgique et pour les droits égaux des binationaux, la Belgique fait inscrire la non-protection des citoyens binationaux dans une nouvelle loi. Sur proposition des ministres Reynders et Geens, le 9 mai 2018, une nouvelle loi modifiant la protection consulaire enlève, par la loi (!), toute protection consulaire belge aux citoyens belges ayant une double nationalité, une fois qu’ils se trouvent dans le pays de leur deuxième nationalité. Le nouvel article 11 du code consulaire dit ceci : « Il est inséré un article 79 : Ne peuvent prétendre à l’assistance consulaire les Belges qui possèdent aussi la nationalité de l’État dans lequel l’assistance consulaire est demandée, lorsque le consentement des autorités locales est requis ».
Ali Aarrass et ses avocats décident alors de saisir la Cour constitutionnelle de cette question, en espérant que cette dernière sanctionnera ce racisme d’État.
Notes
[1] Sur la situation des droits de l’homme en Espagne lire aussi : http://www.freeali.be/a-lattention-de-lancien-ministre-van-ackere-on-torture-en-espagne/
[2] . « Charles Michel, seul chef de gouvernement européen à condamner la violence en Catalogne » https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_le-premier-ministre-charles-michel-premier-dirigeant-europeen-a-condamner-la-violence-en-catalogne?id=9724111 ; « Belgique : l’affaire catalane envenime les relations avec Madrid « , https://www.courrierinternational.com/article/belgique-laffaire-catalane-envenime-les-relations-avec-madrid ou « La justice belge refuse d’extrader le rappeur espagnol Valtonyc vers Madrid » https://www.liberation.fr/direct/element/la-justice-belge-refuse-dextrader-le-rappeur-espagnol-valtonyc-vers-madrid_87381/
Au Théatre national Boulevard Emile Jacqmain, 111-115 1000 Bruxelles
Le Chœur d’Ali Aarrass, Julie Jaroszewski, 23 > 27.04.2019
Calendrier : Mardi 23.04.2019 20:15 Grande Salle / Mercredi 24.04.2019 19:30 Grande Salle / Jeudi 25.04.2019 20:15 Grande Salle / Vendredi 26.04.2019 20:15 Grande Salle / Samedi 27.04.2019 20:15 Grande Salle