Ali Aarrass : Lettre d’artistes à Joëlle Milquet, Ministre de la Culture

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MilquetLettre à Joëlle Milquet

Madame la Ministre de la Culture,

tant qu’artistes et citoyens, nous souhaitons vous interpeller sur la question éminemment culturelle des binationaux. Vous n’ignorez pas que Monsieur Ali Aarrass est devenu un symbole criant, qui met en exergue la non-reconnaissance, voire le mépris pour ce statut dans notre pays, et les conséquences plus que problématiques de cette non-reconnaissance.

Ali Aarrass est un citoyen belgo-marocain bien qu’il n’ait jamais vécu au Maroc. Il a été arrêté en Espagne le 1er avril 2008, soupçonné d’appartenir à un réseau terroriste au Maroc. Il est détenu en isolement total en Espagne pendant 2 ans et 8 mois et demi. En mars 2009, le juge Baltasar Garzon après une enquête d’un an, prononce un non-lieu. Pourtant l’Espagne maintient Ali Aarrass en détention et l’extrade à la demande du Maroc le 14 décembre 2010. Une fois au Maroc, il sera torturé durant 12 jours, des tortures qui nous seront rapportées par le rapporteur spécial de la torture pour l’ONU, Juan Mendez. Il sera jugé sur base de ses seuls aveux, obtenus sous la torture et signés en arabe, langue qu’il ne maîtrise pas. Il sera condamné à douze ans de prison.

La Belgique a toujours refusé d’intervenir dans ce dossier, bien qu’Ali Aarrass y ait vécu 28 ans après être arrivé en Belgique à l’âge de 15 ans et surtout qu’il y a exercé ses devoirs de citoyen. En 2014, sa famille porte plainte contre le Ministère des Affaires étrangères belge. Le jugement rendu par le tribunal de première instance de Bruxelles, saisi en référé, enjoint à la Belgique d’accorder l’assistance consulaire à Ali Aarrass. Ce que la Belgique ne fera pas.

Actuellement Ali Aarrass poursuit sa sixième grève de la faim. Didier Reynders, le Ministre des Affaires étrangères belge, continue à prétendre dans les médias qu’il tente d’intervenir et de rentrer en contact avec son homologue, alors qu’au même moment il se pourvoit en cassation afin de faire invalider la décision de justice qui l’oblige à intervenir.

Dans son malheur, du fin fond de sa geôle au Maroc, Ali Aarrass a le mérite d’avoir mis à nu une réalité qui avait peut-être échappé à certains : l’existence concomitante d’une citoyenneté pleine et légitime d’une part, réservée à ceux que l’on considère comme faisant naturellement partie du paysage national et d’une citoyenneté reléguée, de seconde zone d’autre part, réservée à ceux dont la présence et l’appartenance à ce pays sont constamment sujettes à caution.

Pas plus tard que le mois dernier, la proposition était faite de collaborer avec la police marocaine dans les quartiers dits sensibles de Bruxelles et d’Anvers. La volonté de sous-traiter la gestion de certaines problématiques sociales au « pays d’origine » révèle une ethnicisation de ces questions de la part de certains de nos dirigeants, de même qu’elle dévoile un système de pensée qui fait d’un citoyen d’origine étrangère, un citoyen à part, qui nécessite un traitement particulier.

C’est précisément en cela que le cas d’Ali Aarrass est probant dans le sens où il interroge l’égalité de droit de tous les citoyens belges. Il n’est pas seulement le combat des binationaux, belgo-marocains, face à un système judiciaire défaillant au Maroc. Il est aussi et surtout le combat de tous les Belges épris des valeurs de justice et d’égalité.

Nous tenions à vous faire part, Madame la Ministre, de notre désarroi en tant qu’artistes et citoyens. Nous observons qu’il existe bel et bien, une volonté en terme de politique culturelle à rassembler, veiller au vivre ensemble, à la tolérance, à l’intégration afin de construire et promulguer une mixité. Nous en voulons pour preuve, les commémorations des 50 ans d’immigration, où nos histoires plurielles furent mises à l’honneur.

Mais nous déplorons le fait que cette politique culturelle ne pourra jamais être effective, si les concitoyens binationaux ne bénéficient pas, de fait, des mêmes droits. L’artiste ne peut œuvrer au vivre ensemble, à la construction d’une nouvelle identité pleine faisant « nous », si au même moment la Belgique ne peut empêcher l’extradition d’un homme au Maroc alors qu’il n’y a jamais vécu. Les artistes ne peuvent participer au grand tissage du peuple, si au même moment, la Belgique refuse d’accorder une assistance consulaire à un de ses ressortissants, quand bien même la justice de notre pays l’y aurait contraint par deux fois.

Nous, artistes et citoyens, souhaitons mettre en avant l’enjeu essentiel de ce combat commun. Il nous est fondamental de montrer qu’il ne suffit pas d’afficher symboliquement une apparente volonté de « diversité » et de « vivre-ensemble », pour que soit garanti le traitement égalitaire de l’ensemble des citoyen-ne-s.

La revendication pour cette égalité des droits devrait être au centre de projets culturels œuvrant pour la diversité. Ne pas l’admettre participe d’un jeu dangereux, où la responsabilité d’un vivre ensemble serait entièrement laissée au bon vouloir d’une évolution culturelle apolitique et à la promotion d’une forme d’exotisme essentialiste faisant porter à l’individu seul, la responsabilité de sa pleine participation citoyenne. Comme s’il suffisait, en quelque sorte, de partager un thé à la menthe avec son voisin pour avoir la garantie de jouir des mêmes droits que lui.

La construction d’un projet de société commun se doit donc d’être fondée non seulement sur le respect et la reconnaissance des apports de chacun mais aussi et surtout sur l’affirmation de l’égalité en droit de tous les citoyens. Et les artistes, au même titre que les intellectuels ou que d’autres acteurs, sont à même de porter ces revendications. L’une des forces de l’artiste est de pouvoir prétendre à une forme d’universel : à partir des émotions et des valeurs qui lui sont propres, il essaye de toucher le plus grand nombre de personnes ; il incarne ainsi par excellence le passage du « je » au « nous ».

Pour l’ensemble de ces raisons, nous considérons que la question des binationaux soulevée par le cas d’Ali Aarrass est une question éminemment culturelle. Les artistes ne peuvent pas accepter qu’une part de la population belge soit « invisibilisée » et ne puisse pas jouir des mêmes droits que les Belges dits « de souche (S)» Ils ne peuvent s’accommoder d’une instrumentalisation de la culture à des fins de vivre-ensemble qui relèvent davantage du discours politico-médiatique que d’une réelle volonté de garantir l’égalité en droit de tous.

C’est la raison pour laquelle, Madame la Ministre, nous vous demandons d’interpeller au plus vite en votre qualité de ministre de la Culture et de l’Éducation, votre homologue Didier Reynders, ministre des Affaires étrangères afin de le sommer de mettre un terme immédiat aux discriminations que vivent les binationaux à un niveau diplomatique.
Au moment où la Belgique vient d’être élue pour un mandat au Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies pour la période de 2016-2018, nous vous demandons également d’appuyer la demande émanant de cette même instance et exigeant la libération immédiate de Monsieur Ali Aarrass.

Veuillez agréer Madame La Ministre, l’expression de notre considération la plus distinguée.

Julie Jaroszewski (Soledad Kalza), Khadija Senhadji et Véronique Clette-Gakuba et 350 signataires (7 novembre). 

MERCI DE SIGNER ICI

 

 

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