« Lovebirds : le déclic a été une lettre de prison d’Ali Aarrass ». Une interview de Philippe et Arthur Tasquin par Claude Semal (asymptomatique.be)

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J’ai connu Philippe Tasquin quand il était encore un bébé-Maurane dans la région verviétoise. Je crois même avoir été là le jour où il rencontra Isabelle Lamouline, la maman d’Arthur, à une terrasse fraîche et mousseuse devant l’Espace Delvaux. Bruxelles est un grand lit.
Ce surdoué de la musique a fait depuis trente ans une carrière de chanteur « à la belge », en passant sous le radar des grands médias, tout en développant parallèlement ses qualités d’instrumentiste, de compositeur et d’arrangeur.

Il tourna plusieurs saisons en duo avec Vincent Trouble, en solo ou avec un quatuor à cordes, et fut notamment le « chef d’orchestre » de tous les spectacles musicaux de Charlie Degotte. Il a composé récemment, au Théâtre du Parc, la musique d’une comédie musicale autour du Livre de la Jungle. Depuis plusieurs années, pour faire bouillir la marmite, il prête aussi sa voix, dans les studios de doublages, aux dessins animés les plus schroumphants. Allez-visiter ci-dessous le CV, le site et le parcours de cet homme-orchestre : vous serez bluffé.

« Lovebirds » est une magnifique réalisation père-fils, un vidéo clip fait maison, un chef d’oeuvre du confinement « made in Saint-Josse ». N’hésitez pas à le partager sur les réseaux sociaux (il y a un bouton à la fin de l’article justement fait pour cela).

Claude Semal, le 24 mars 2021.

Claude : Je connais assez bien le travail de Philippe. Mais toi, Arthur, ton parcours, c’est quoi ?

Arthur : Je suis infographiste 3D. J’ai étudié à Albert Jacquard, une école de graphisme à Namur. Trois ans en 3D, plus une année de spécialisation en jeux vidéo. Pour notre travail de fin d’étude, on avait coréalisé un clip à trois, avec deux autres élèves, dont mon père avait déjà fait la musique. C’est donc notre second travail en commun, mais le premier réellement en duo.

Claude : Tu n’as même pas fait un petit stage en Californie ?

Arthur : Non, non, j’ai tout appris en Belgique.

Claude : Philippe, tu chantes en anglais, mais mon anglais se limite à la lecture des modes d’emploi sur les paquets de cigarettes. Et en plus, je ne fume pas. Explique-nous ce que tu as voulu dire dans cette chanson… ?

Philippe : Le point de départ… C’est une chanson d’amour pour ma compagne. Et ce thème musical, en forme d’aria d’opéra, m’est venu naturellement sous les doigts, plutôt lancinant et pesant,… bref, tout le contraire de notre relation (rires).
Je me suis demandé comment concilier le thème et ma chanson d’amour, et le déclic a été une lettre de prison d’Ali Aarrass, un belgo-marocain qui a la double nationalité, et qui a été emprisonné douze ans dans une geôle marocaine. Dans des conditions atroces, parce qu’il était suspecté de terrorisme. Il a été lavé de tout soupçon, mais il a passé douze ans en prison. Et la Belgique n’a pas sorti le petit doigt pour le sortir de là, il n’a même pas bénéficié de l’assistance consulaire. Sa lettre m’a bouleversé : Il demande qu’on lui rappelle ce que signifie la liberté et la justice, car lui ne sait plus ce que c’est…

Claude : Bref, tout ce qu’il faut pour faire une chanson d’amour… (rires).

Philippe : Tu l’as dit ! Tout s’est un peu mélangé. J’ai imaginé la situation d’un gars en prison qui s’adresse à son amour. Qui pouvait aussi être, allégoriquement, la prison intérieure que nous portons souvent en nous. Il lui demande de raviver ses souvenirs de liberté, de la sensation d’une étreinte…Elle se matérialise sous la forme d’ailes blanches pour le délivrer. Puis j’ai terminé cette chanson juste avant le confinement. Elle a alors immédiatement pris une signification différente, plus collective et plus universelle. Un cri d’amour dans une société inhumaine. Ce qui est dingue c’est que Ali a été libéré au milieu du premier confinement. C’était comme si le monde entier se transformait en prison. C’était une situation absurde et cauchemardesque et qui convoquait une foule d’images.
Bref, j’en ai parlé à Arthur, qui a amené son propre univers, plus anxiogène, qui évoque une société dystopique de surveillance généralisée, où chacun est captif et seul. C’est pour cela que j’ai tenu à citer aussi Assange dans le générique qui nous a alerté sur cette dérive, et qui, c’est le moins qu’on puisse dire, en paie le prix.
Maintenant après avoir dit ça, je me rends compte que rien n’est explicite, et je constate autour de moi que certains y voient d’autres choses, qui leur appartiennent. Il y a plusieurs lectures et ça me plaît.

Claude: Arthur, comment traduit-on visuellement une idée ou une chanson ? Tu sembles avoir imaginé un monde-univers, une identité graphique forte, qui évoque un peu un « niveau » dans un jeu vidéo. Qu’est-ce qui t’a inspiré cela ?

Arthur : J’ai été influencé par plusieurs œuvres qui entraient en résonance avec mes premières semaines de confinement. Le film « Blade Runner », ou un jeu vidéo qui s’appelle « Contrôle » ont été une grande source d’inspiration pour moi. Ces deux œuvres transmettent des émotions fortes par l’image, et qui s’adressent je crois à tout le monde.

Claude : Techniquement, comment as-tu procédé ? On part de croquis, des dessins, de photographies, et on les anime ? Ou bien de formes numériques préformatées qu’on adapte au sujet ?

Arthur : C’est un peu un mélange de tout. La 3D, c’est à la fois très technique et très artistique. Comme on crée des images en mouvement, il faut avoir une vision artistique des formes, des couleurs, de la composition, du montage… Dans ce clip-ci, il y a 29 plans. Cela prend énormément de temps. On utilise donc des tas d’outils informatiques pour ne pas devoir redessiner chaque petite feuille. On imagine souvent la 3D comme un truc très obscur où tu dois encoder des lignes de chiffres et de lettres pour créer du visuel. C’était peut-être comme ça au début de l’infographie lorsqu’on avait encore du mal à afficher un cube à l’écran. Aujourd’hui, c’est plus intuitif, on utilise beaucoup de logiciels graphiques, de banques d’images, on part de formes simples qu’on complexifie et qu’on personnalise peu à peu.

Philippe : Je fais un peu la même chose avec le son, je mélange des banques de « samples » orchestraux très sophistiqués, à la recherche de la bonne articulation, de la bonne perspective. Quelquefois je mélange avec des sons acoustiques. Ici tout est programmé, sauf la voix, seul élément « physique » dans ce monde numérique. Mais ça reste de l’artisanat. Et à la base le travail d’écriture et de composition reste le même.

Claude : quel effet cela vous fait, d’avoir travaillé en duo père-fils ? Ca n’arrive pas si souvent que cela.

Arthur : Cela marque une étape, c’est vraiment quelque chose qu’on a fait à deux. On est fier d’avoir fait ce travail « en famille » (rires).

Philippe : C’est une sensation formidable cette collaboration musique et images, père/fils. Je suis vraiment fier qu’Arthur ait été au bout du processus. C’est parfois très éprouvant de travailler seul, de trouver la motivation. J’ai été vraiment bluffé par le résultat. C’était fascinant pour moi de littéralement « voir » ma musique. Je ressens paradoxalement quelque chose de très pur dans cette mise en images numérique. Et puis je me suis dis que j’avais été finalement bien inspiré de lui faire découvrir « Brazil » et « 2001, l’Odyssée de l’Espace » quand il était tout petit (rires).

Claude : Tu sais à quoi cela m’a fait penser ? Au « chef d’œuvre » des Compagnons du Tour de France, qui vont se former un peu partout chez des artisans, et qui pour « coiffer » la fin de leur formation, réalisent une pièce technique particulièrement réussie, pour montrer leur savoir-faire, et annoncer leur entrée dans la vie active. Pour toi Arthur, ce clip, c’est une sorte de carte de visite ?

Arthur : Oui, mon but, c’est quand même d’aller travailler à l’étranger dans une boîte de jeux vidéo. Pour présenter mon travail, c’est évidemment une belle pièce dans un « book ». Tu sais, pour trouver du travail, quand je suis sorti de l’école, j’ai passé six mois à développer mon propre jeu vidéo. Mais c’est très compliqué de se lancer seul. En Belgique, surtout en région wallonne et à Bruxelles, on a de bonnes écoles, mais par rapport à d’autres pays, les studios de jeu vidéo ne sont pas assez développés. Et quand Ils engagent, ce ne sont pas des « jeunes » qui sortent des écoles, mais plutôt des « seniors », avec de l’expérience.

Philippe : Tu sais, pour moi aussi, c’est une carte de visite … C’est une autre façon de faire entendre ma musique. Et il y a aussi de la musique dans les jeux vidéo ! Tu le sais, notre secteur musical est complètement sinistré, et encore plus avec le COVID. Il faut reconnaître que la numérisation, le streaming, ont en quelque sorte dévalorisé la musique. Sortir un album ne constitue malheureusement plus un événement.
Alors que le binôme image-musique, cette forme relativement nouvelle, dans les clips et les jeux vidéo, garde quelque chose d’assez excitant, d’encore novateur. Cela peut donc nous ouvrir des portes, élargir notre champ de travail. Il faut trouver de nouvelles formes.

Claude : Bon, merci beaucoup, les gars. Vous le savez, l’avantage d’un webmagazine sur un « bête » journal, c’est qu’on peut publier du son et des images. N’hésitez donc pas à nous envoyer tout ce qui peut être partagé.

Philippe : Je voulais encore te dire qu’on a reçu un mot d’Ali Aarrass, qui avait été très touché par la chanson.

Claude : Génial.

Philippe : On va certainement se voir. Son combat pour la justice ne fait que commencer.

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